Les sociétés humaines se caractérisent aussi par leurs peurs.
Chaque époque a ses peurs, qui jouent un peu pour cette société le rôle du « Bumper » vis-à-vis de la bille de flipper, dans ce jeu qui faisait merveille dans les années 60.
Ce sont des règles gravitationnelles profondes qui décident de la structure de la course de la bille du flipper – la pesanteur –, c’est la volonté et l’habilité humaine – à l’aide du « Flipper » actionné manuellement – qui peuvent lui permettre de ne pas se perdre trop vite dans le trou noir.
Mais ce sont des « Bumpers » disposés ici et là sur le parcours qui peuvent violemment modifier, positivement ou négativement, le trajet de la bille, sans en changer la structure profonde, ni la fin inéluctable.
Dans les époques précédentes ces peurs étaient structurées autour de la religion, enfin autour de Dieu, qui était à la fois une cause de la peur, par ses colères, envoyant tremblements de terre ou épidémies, et une réponse protectrice à cette peur, par sa bienveillance, surtout pour qui avait une stricte observance des préceptes édictés par les grands prêtres, et pouvait penser passer au travers de certaines des épreuves envoyées par le Seigneur sur la terre.
Aujourd’hui c’est le Niagara d’informations, mais surtout d’émotions, déversé par un système médiatique multiforme – mais cependant sous le contrôle de quelques décideurs – qui engendre et structure ces peurs, les entretient, et à l’inverse de Dieu qui semblait être capable d’en protéger, les avive, les apaise selon les jours, ou parfois les fait oublier pour les remplacer par d’autres.
De temps en temps ce système peut produire ici ou là une image mauvaise qui concentre les peurs, un loup-garou, en l’occurrence en ce moment une louve-garou, et en miroir, un homme providentiel à qui est accordée la capacité de conjurer telles ou telles peurs du moment, comme jadis on en créditait Dieu.
On a pu récemment ainsi créditer tel ou tel « angel face », jeune énarque banquier, pendant quelques temps de cette capacité salvatrice.
Puis on expliquera finalement que ce n’était peut-être pas le messie qu’on avait imaginé
On reprendra le cycle des peurs, agitant de nouveaux loups-garous, brandissant les plaies du Venezuela comme jadis celles de l’Égypte. Car le système a sa propre logique, plus forte que le contrôle temporaire que peuvent parfois exercer ses propriétaires.
Nous sommes dans des cycles classiques, structurés, répétitifs, largement imprévisibles puisque chaque fois que de nouvelles peurs, de nouveaux loups-garous ou de nouveaux sauveurs sont présentés, c’est la capacité de la société à y adhérer qui fait le processus. La seule surimposition médiatique ne suffit pas à créer de toutes pièces ni le loup-garou ni le sauveur, à partir de n’importe quel figurant.
Les grands moments comme les journaux télévisés regardés par des millions de personnes en même temps, sont un instant où un bouquet de peurs est proposé chaque soir aux téléspectateurs. Celles qui réussissent sont reconduites aussi longtemps qu’elle fonctionnent, celles qui s’éteignent, ou qui n’ont pas trouvé leur public, dès le départ, sont progressivement écartées de l’écran. Les détenteurs de médias en mesurent le succès ou l’échec quotidiennement au moyen de sondages non publiés.
Les périodes comme celle que nous vivons sont des périodes où surgissent de nouvelles peurs en assez grand nombre, tandis que le mouvement de la société, rythmé notamment par les crises économiques centenaires, maintient ou avive fortement d’anciennes peurs.
Quand la quantité et la diversité des peurs atteint un certain seuil, un certain nombre de phénomènes déstabilisants pour la société se manifestent, la dernière période comparable de surcharge de peurs était celle des années 1930. Il y en eut bien sur de nombreuses avant dans l’histoire.
Elles sont susceptibles d’aboutir à des situations très tourmentées, mais qui permettent à l’issue du processus, de réouvrir une période d’apaisement, comme après 1945.
Les peurs de la séquence précédente disparaissent, de nouvelles peurs se feront jour pour les remplacer, celles-ci s’effaceront, pour beaucoup, après 1989, faisant place aux peurs qui dominent aujourd’hui.