Février, mois des crêpes, celles de la Chandeleur et celles de Carnaval !
A-t-on encore aujourd’hui le coup de poignet qui retournait la crêpe, la fabrication est-elle encore entourée de légendes, de chansons qu’on fredonnait pendant que s’empilaient les dizaines de crêpes sur un torchon blanc ?
Je me souviens très bien des Chandeleurs d’antan.
Ma grand-mère avait la veille préparé la pâte.
Elle avait d'abord tamisé la farine pourtant fine que l'on récupérait chez le meunier.
Elle ne la trouvait jamais assez fine et elle la passait dans un tamis des plus fins qui ne gardait que la fleur de farine.
Puis, dans une gressalle, ce récipient en terre très évasé, elle préparait la pâte à crêpe. J’avais pour mission de râper la peau d’une orange avec la râpe à fromage, instrument incurvé qui ne manquait pas de sanctionner tout geste maladroit par une éraflure. La récompense était de manger ensuite la pulpe.
Elle sortait aussi du fond du placard une bouteille grisâtre portant une étiquette décollée. Il s’agissait du parfum pour crêpe qu’on achetait chez un pharmacien vicois très réputé pour son cocktail parfumé. Parfois, c’était un reste de l’année passée et le bouchon poreux avait laissé échapper toutes les composantes du parfum.
Elle battait la pâte avec une cuillère en bois et la laissait reposer dans la gressalle.
Le lendemain, on préparait un bon feu, un « houec bataillé » comme on disait qui ne faisait pas trop de flammes mais chauffait bien.
Ma grand-mère plaçait sur les deux chenêts une barre de fer qui allait soutenir les poêles en appui contre la plaque de cheminée.
Puis elle préparait trois poêles car elle officiait seule avec trois poêles à la fois ! Spectaculaire !
Un exercice de haute voltige qui exigeait un temps de rôdage où quelques crêpes finissaient dans la cendre.
Elle utilisait trois petites louches qui contenaient la quantité exacte pour une crêpe.
Elle puisait dans la gressalle la pâte et la versait dans la première poêle puis dans la deuxième et dans la troisième et surveillait avec la plus grande vigilance la cuisson d'un oeil expert.
Au préalable, elle avait fait le ménage dans la cuisine et avait fait partir tous les chats, Doucette, la vieille chatte qui ne comprenait pas pourquoi elle allait dehors alors qu'il y avait fort longtemps qu'elle ne sortait plus avec le mauvais temps, Grisette une gourmande traînant dans la cuisine toujours dans l'espoir de récupérer quelque chose à manger et le gros chat Minou gras et peu dégourdi.
Elle les mettait tous dehors et fermait la porte à clé parce que disait-elle : « Nou cal ni besin, ni besino, ni gat, dan la cousino. Cal barra lous troucs, la porto, et la finestro » ( Il ne faut ni voisin, ni voisine, ni chat dans la cuisine. Il faut fermer la porte et la petite fenêtre.)
Tout en confectionnant les crêpes, elle nous rappelait aussi la fameuse légende de la pièce :
« Et per abé argent tout l’an, de boun bin et de boun pan blanc, boutats une pecetto den la pasto, lanço les ser l’armari, et lou fusil, d’un brabe pet, den lou traouc de la cheminéo, espahoutera la sourcièro » ( Pour avoir de l’argent toute l’année, du bon vin et du bon pain blanc, mets une pièce dans la pâte et lance la crêpe sur l’armoire et le fusil, d’un coup très fort dans la cheminée effrayera la sorcière )
Ce dicton découlait d'une légende que les mamies nous racontaient mais rarement le jour de la Chandeleur. On n’y croyait plus. C’étaient des blagues mais on ne sait jamais…
Un mauvais sort est vite jeté.
Le jour de la Chandeleur, une fermière faisait des crêpes. Entre à ce moment-là un chat noir. Les crêpes collent à la poêle. Sur le coup de poignet elles tombent dans le feu. Impossible de continuer. Excédée, la cuisinière jette une crêpe brûlante sur le museau du chat qui s’échappe en miaulant de douleur. Les crêpes sont de nouveau réussies.
Le lendemain, ne voyant pas sa voisine, elle se rend chez elle, elle la trouve alitée avec un large pansement sur le visage. Elle l’accuse de l’avoir brûlée la veille et que tout au long de l’année elle se vengera.
Effectivement, les économies sonnantes et trébuchantes soigneusement cachées entre les draps disparaissent. Les confits sortent des pots. Tout ce qu’elle entreprend échoue. Elle va donc consulter le devin du village qui lui conseille le jour de la Chandeleur de chasser les chats de la cuisine mais aussi de demander à son mari au moment où elle fait sauter la fameuse crêpe sur l’armoire de tirer un coup de fusil dans la cheminée au cas où des sorcières attirées par l’odeur des crêpes emprunteraient cette voie pour rentrer dans la cuisine.
On entendait aussi d'autres adages comme celui-ci : "Si pour la Chandeleur le temps est beau, il y aura du vin comme de l'eau..."
Alors à vos poêles...mais attention aux chats !
Pierre DUPOUY
Dessin Pierre Delinière