La daube de Noël, une affaire d'honneur pour les grands-mères gasconnes qui s'affairaient autrefois durant de longues heures devant les fourneaux pour préparer ce mets goûteux.
La sonnerie aigrelette du four micro-ondes à chaleur tournante annonce que le bœuf bourguignon en barquette est prêt à être consommé.
A table, je veux faire un parallèle avec ce qu'était la daube de ma grand-mère.
En vain, je n'ai jamais pu arriver jusqu'au bout de mes souvenirs, alors je les ai confiés au papier.
Je n'ai jamais connu de Noël sans daube, sans dinde ni sans pastis aux pommes.
La daube était toujours une affaire pour ma grand-mère.
Le dimanche précédent, on passait commande au boucher qui faisait la tournée en campagne : "Trois bons kilos et pas comme l'an dernier..." précisait ma grand-mère.
Jamais je n'ai entendu ma grand-mère dire qu'elle avait été bien servie.
Puis il y avait aussi le vin, celui de la barrique du coin car au chai, en entrant, on avait la piquette, au milieu, le foudre de vin à vendre et dans la pénombre, le vin de Terras ( un cépage aujourd'hui disparu) qui vieillissait.
C'est celui-là qui donnait à la daube son onctuosité, son bouquet.
Ma grand-mère sortait du fond du placard une épaisse planche à hacher et là elle taillait menu du lard, de l'ail, de l'oignon, des échalotes. Comme cette opération s'effectuait le plus souvent lorsque la nuit nous avait rassemblés dans la cuisine, je lui proposais mes services notamment pour peler quelques ingrédients. Ma proposition était vivement repoussée car ces soirs-là elle était nerveuse la grand-mère.
Depuis des décennies, elle recevait des félicitations sur sa daube de Noël et appréciait les bruits de langue flatteurs qui saluaient toujours son plat. Elle tournait et retournait toujours les morceaux de viande rouge, maugréant en gascon quelques apostrophes sonores à l'égard du boucher puis de mon grand-père qui n'était pas fichu de lui affûter la grand couteau pour tailler les gros cubes de viande.
Elle installait sur le trépied la poêle à longue queue, il n'y avait plus la chaînette pour la tenir en suspension par le chambranle, alors, on l'appuyait sur le dossier d'une chaise. Auparavant, ma grand-mère avait pris soin d'éloigner vers la grange les deux chiennes, très étonnées d'être ce soir-là traitées de la sorte, elles qui étaient habituées à passer la longue veillée en famille, les pattes dans la cendre.
Deux grosses cuillerées de graisse d'oie et dans un crépitement, grand-mère faisait revenir la viande. J'avais le droit d'activer le feu avec un soufflet asthmatique où les rustines étaient plus nombreuses que le cuir d'origine.
Il fallait être vigilant: "Ne souffle pas si fort, bou diou, tu le fais exprès, tu vas me faire crâmer la viande". Et elle agitait cette masse de morceaux de viande qui prenait des couleurs dorées. Pas un seul morceau ne tombait, pourtant la poêle était pleine à ras-bord.
Le hachis était rajouté puis tout était mis dans un énorme pot de terre ventru aux flancs noircis par de longs séjours devant le feu. La poêle redevenait le centre d’intérêt avec la préparation d’un roux avec de la farine et le vin de la barrique du coin. Moment fameux que celui où on allait enflammer les vapeurs d’alcool qui s’élevaient au-dessus du liquide chauffé. La mise à feu se faisait avec un journal. En suppliant, j’en étais chargé mais ça se finissait toujours mal car j’y laissais tomber quelques flammèches. Comme l’éclairage était assez chiche, on pouvait apprécier les belles flammes bleues qui n’en finissaient pas de lécher la plaque noire de l’âtre. Puis le vin déchargé de son alccol rejoignait la viande dans la vénérable toupine de terre.
Là durant des jours et des nuits, la daube mijotait à l’étouffée sur un lit de braise.
Il fallait assurer une étanchéité totale. On préparait alors une assiette en fer blanc, ramenée par mon grand-père des tranchées de Verdun ; on l’enveloppait de plusieurs épaisseurs de journal et après l’avoir bien ajustée sur le col de la toupine, on complétait par un énorme galet, toujours le même, qui lui aussi avait dû être importé car il n’appartenait nullement aux couches géologiques de la région. Au bout d’un certain temps, on la goûtait, véritable cérémonie. Ma grand-mère prenait de la sauce dans une grande cuillère, nous trempions une croûte de pain et il fallait se prononcer. Je me souviens qu’il valait mieux donner une note favorable. Seule ma grand-mère avait le droit de nuancer le jugement.
Chaque année, elle nous disait que cette daube était loin de valoir celle de l’an passé, c’était une provocation et les goûteurs insistaient sur la qualité, le moelleux, le fumet exceptionnel. La nuit de Noël, au retour de la messe de minuit, la daube était le plat d’excellence pour nous réchauffer de la froidure de la nuit. Elle était servie dans un plat à fleurs bleues dont le bord portait une agrafe de fer qui l’avait réparé. De larges tranches étaient coupées dans le pain de 4 kg et on « sauçait » dans un silence presque religieux.
La daube continuait à glouglouter devant le feu jusqu’au jour où on tirerait de la toupine la dernière louchée, la meilleure car la durée de la cuisson semble être pour ce plat, l’ingrédient majeur.
Pierre DUPOUY