Romain Duport chronique (printanière)

therese Lavedan

Sur les pavés, les fleurs

Mai s'achève. En 68, la jeunesse française battait la rue. Avec émotion et un brin de fière mélancolie, cet anniversaire aura été honoré par de nombreux articles, conférences ou commémorations. Ultimes hoquets d’une génération choyée ?

Depuis 50 ans, ces glorieux aînés, chantres bien souvent d’un individualisme forcené contemplent avec une amertume feinte et une réelle délectation les jeunesses successives échouer dans leurs tentatives de surpassement. Mai 68, véritable statue de commandeur, résonne encore lourdement dans la société française et divise acteurs et héritiers en nostalgiques de cet élan de libération et en contempteurs de cet événement chienliesque.

Loin de moi toutefois l'idée de prendre parti. D'ailleurs ceux qui m'ont suivi en politique savent à quel point l’idée de prendre un parti me rebute. Mais mai vaut bien une chronique.

Revenons donc à ce mai 68, révolte de la jeunesse française avec deux précisions qui sont ici nécessaires .

D’abord, mai 68 ne constitue pas une singularité française. L’année 68 est une année mouvementée : de Prague à Mexico, de Rome à Tokyo, les étudiants du monde, cette première génération d'après-guerre, cherchent à se faire entendre et à changer leur monde.

Ensuite, fruit légendaire, ce n'est pas la jeunesse française qui s'est révoltée en 68. La révolte était avant tout un mouvement d'étudiant, mouvement conjoncturel d'une génération plus nombreuse que la précédente, celle du fameux baby-boom, qui entre en masse (le nombre d'étudiant double entre 1962 et 1968) dans un statut trivialement coincé entre le jeune scolaire et le travailleur, éternel adolescent pas encore reconnu. Mais hier comme aujourd’hui, les étudiants ne représentent pas seuls la jeunesse. Ainsi, en 1968, moins de deux jeunes sur dix poursuivent des études supérieures. Le mouvement n'est donc pas représentatif de la jeunesse mais bien d’une frange de celle-ci. Dès lors, mai 68 n'est pas le moment d’une génération mais bien l'instant d'un groupe restreint d’individus.

Le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini fustigeait ainsi ce mai 68 bourgeois qui tentait de supplanter la lutte des classes par une lutte de génération et il apostrophait les étudiants de la sorte : « lorsque hier, à Valle Giulia, vous vous êtes battus avec les policiers, moi, je sympathisais avec les policiers. Car les policiers sont fils de pauvres. » Puis encore « allez occuper les universités, chers fils, mais donnez la moitié de vos revenus paternels, aussi maigres soient-ils, à de jeunes ouvriers afin qu’ils puissent occuper, avec vous, leurs usines. » Pas de mai 68 mais bien un « moi 68 », juxtaposition égoïste de désirs. Mais ce que le communiste italien n’avait pas vu c’est que la lutte n’était pas une lutte de génération mais bien une lutte du mode de vie, une lutte où le supermarché remplaçait le petit commerce, une lutte où la consommation devenait non plus un moyen mais une fin. Mai 68 est donc l’élément saillant d’une nouvelle société, le symbole d’un changement d’époque.

Or, la jeunesse de 68 était diverse et polymorphe et celle de 2018 où à peine un jeune sur deux est étudiant, l'est tout autant. Quelques nostalgiques s'emparent des universités pensant revivre un simulacre de la glorieuse épopée. Mais le combat est ailleurs. Pour ou contre, peu importe, il est urgent de se libérer de 68 ! Cet événement ne saurait demeurer, un demi-siècle après, l’alpha et l’oméga de notre pensée. Si la jeunesse de 18 veut inscrire ses pas dans ceux de ses aînés, le combat, notre combat est perdu. Nous devons panser et repenser notre monde, relever les défis que les générations de 68, les pour comme les contre, nous ont légué. Notre pays succombe sous le poids de la dette, la société française se fracture et se déchire. Les armes nucléaires menacent toujours la tranquillité mondiale. Pire, ces années de jouissance égoïste laissent une planète exsangue sur laquelle nous devons malgré tout continuer à habiter. Ne plus jouir sans entrave ou interdire l'interdit. Ne plus exploser le cadre et faire disparaître les frontières. Il faut en finir avec ce mai.

Conscients de la finitude de notre monde, nous devons recentrer ce « je » omnipotent qui règne en maître. Replacer le « je » au centre d'un « nous ». L'individu ne doit pas disparaître ou se dissoudre au sein d'une communauté, il doit évoluer librement au sein d'un cadre collectif, le « nous ». Dès lors, un cadre fini n'est pas un malheur si nous savons évoluer librement à l'intérieur. Pour Spinoza, l'homme peut être libre sous l’empire des lois de l’État lorsque celui-ci lui permet d’exprimer rationnellement ses désaccords. Qu’y a-t-il de rationnel à bloquer la maison de la raison, l'université ? Pour ce philosophe ce « je » agissant en « nous » ne fait que nuire au savoir collectif au profit d’une fausse expression de solidarité. En revanche, Walter Benjamin, penseur allemand du début du XXeme siècle, serait effaré devant l’utilisation de la violence mise en œuvre pour libérer ces lieux de savoir, violence non pas légitime mais bien symptôme de l’échec de nos démocraties.

C’est pourquoi, la réitération n’est pas la solution. Mais que les penseurs évoqués plus haut soient, comme nous, rassurés : la jeunesse de 2018 ravive des solidarités et retrouve des limites. Personnellement, j'ai foi en cette nouvelle génération et je suis persuadé qu’elle saura relever nos défis.

Au-delà de la commémoration, au-delà du symptôme 68, il me semble donc important de regarder vers l'avant. L'Histoire ne se répète pas. Et lorsque Hegel disait que les grands faits ou les grands personnages se produisent deux fois, Marx complétait en remarquant que la première avait lieu sous forme de tragédie et la seconde de farce. Nous ne devons donc pas refaire 68, mais bien inventer l'avenir. Espérer qu'enfin un nouveau printemps advienne, que les pavés ne soient plus arrachés pour laisser apparaître la plage mais que désormais, des fleurs recouvrent ces pavés de mai.

 

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