Je me promenais dans la pinède landaise quand, au bout d'un champ, j'arrive devant une maison porte close volets fermés.
Assis sur une botte de foin, le regard dans le vide, un papi avec son chien « multi-races» blanc et jaune.
Je le salue et la conversation s'engage tout naturellement.
Il vient de fermer sa maison et de voir partir ses bœufs, c'est donc le cœur lourd qu'il me conte quelques moments de sa vie.
« J'étais résinier-fermier, c'est-à-dire que je récoltais la résine des pins et j'avais un peu de terre.
Pour travailler mon lopin de terre, j'avais deux bœufs magnifiques avec un pelage fin et doux, Mascaret et Mulet, les noms qu'on donne aux bœufs ici.
Dès que je les détachais et que je prenais le joug, ils venaient l'un après l'autre se placer dessous chacun à sa place, ce qui ne manquait pas à chaque fois de m'émerveiller !
Là je nouais le joug avec les bandelettes de cuir sans oublier de cracher dans la main pour bien les attacher !
Puis on partait labourer. Il en fallait du temps pour labourer, une semaine pour mon lopin.
J'ai vu passer l'autre jour un tracteur avec 7 socs, il aurait labouré mon lopin en une demi-journée !
Je n'avais pas de toucadero avec un aiguillon pour leur piquer le derrière mais un toucadou, c'est-à-dire un petit bâton, souvent un roseau très léger et quand je voyais qu'ils traînaient, je leur tapais sur le dos et je leur parlais en patois en leur disant de se hâter un petit peu si on ne voulait pas se retrouver à la nuit au bout du sillon.
On allait aussi chercher du bois dans la forêt pour l'hiver avec la charrette.
Parfois un gars nous donnait un tronc entier qu'on emportait à la maison, on le découpait au passe-partout et là il fallait être deux pour tirer de chaque côté.
Mes bœufs servaient aussi pour les enterrements.
Pour aller de la ferme à l'église du village, je prêtais mes bœufs qu'on appréciait pour leur calme, leur tranquillité. Le cortège pouvait suivre sans peine.
On leur mettait dessus un grand drap blanc portant brodées les initiales du propriétaire.
Depuis l'an dernier, je ne peux plus rien faire. J'ai dû vendre mes bœufs. Ils sont partis hier avec un maquignon.
J'en aurais pleuré mais je les ai laissés partir sans rien dire.
Quand le camion du maquignon a disparu au bout du chemin, je suis allé m'asseoir là où je les attachais et là je me suis mis à pleurer, à pleurer. Il y a 8 ans que je les avais.
J'avais même une petite vigne avec 4 sillons et je faisais mon vin.
Tenez, il m'en reste un barricot, allons en boire un verre! »
Nous nous dirigeons vers la grange, nous passons devant l'étable : « C'est là qu'ils étaient mes deux bœufs, » me dit-il avec nostalgie.
Il nous sert à chacun un verre de vin bien rempli. Il n'est pas fameux mais je ne dis rien.
« Ah, il me semble qu'il est un peu piqué. Pourtant le vignoble était de qualité. Ce doit être le bois du barricot qui ne lui convient pas.
Ce soir, poursuit-il, je serai chez ma fille en ville car je n'ai plus rien à faire ici...
Vous connaissez la chanson de Jean Ferrat, « La montagne », celle qui parle de ceux qui quittent le pays pour aller vivre à la ville ? Voilà, j'y suis...
Mais ce qui atténue ma peine et me remplit le cœur de joie, c'est que mes petits enfants adorent la pinède et sont heureux de m'y accompagner...
Au moins, je leur ai transmis ma passion..."
Le soir, en rentrant chez moi, j'écoute la chanson de Jean Ferrat et aux paroles de la chanson se superpose dans mon esprit le visage du vieux paysan rencontré dans la journée.
"Ils quittent un à un le pays
Pour s'en aller gagner leur vie, loin de la terre où ils sont nés
Depuis longtemps ils en rêvaient
De la ville et de ses secrets, du formica et du ciné
Les vieux, ça n'était pas original
Quand ils s'essuyaient machinal, d'un revers de manche les lèvres
Mais ils savaient tous à propos
Tuer la caille ou le perdreau et manger la tomme de chèvre
Pourtant, que la montagne est belle, comment peut-on s'imaginer
En voyant un vol d'hirondelles, que l'automne vient d'arriver ?
Avec leurs mains dessus leurs têtes
Ils avaient monté des murettes jusqu'au sommet de la colline
Qu'importent les jours, les années
Ils avaient tous l'âme bien née, noueuse comme un pied de vigne
Les vignes, elles courent dans la forêt
Le vin ne sera plus tiré, c'était une horrible piquette
Mais il faisait des centenaires
À ne plus savoir qu'en faire, s'il ne vous tournait pas la tête"
Jean Ferrat "La montagne"
Pierre DUPOUY