W. E. Gutman
La menace, ils disent, serait existentielle : elle nourrit le séparatisme ; elle ronge l’unité nationale ; elle encourage l’islamisme ; elle porte atteinte au patrimoine intellectuel et culturel de la France. Quelle serait cette menace ? « Des théories en sciences sociales totalement importées des États-Unis d’Amérique, » prêche Emmanuel Macron.
Selon un article daté du 9 Février 2021 par Norimitsu Onishi, correspondant du New York Times à Paris, certains politiciens, d’éminents intellectuels et nombre de journalistes français craignent que les idées progressistes américaines — notamment sur la race, l’égalité des sexes, et le post-colonialisme — menacent la France.
« Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines, » lamente Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation. Blanquer accuse les universités, sous influence américaine, d’être complices des terroristes en fournissant une légitimation intellectuelle de leurs actes. Sophisme. Paralogisme. Argument matraque sans valeur qui ignore la puissance et l’influence nocive de l’extrême droite française.
Enhardis par ces armes de déception massive, des intellectuels de renom se regroupent pour contrecarrer ce qu’ils perçoivent comme une contamination par le mouvement gauchiste et incontrôlé venu des campus américains, et la « cancel culture » qui l’accompagne. Ils font face à une jeune garde plus diversifiée pour qui ces théories sont des outils aidant à éclairer les affronts d’une nation qui rechigne encore à faire mention du racisme, qui ne s’est toujours pas confrontée à un passé colonial qu’elle exalte encore, et qui associe souvent les aspirations légitimes des minorités à des politiques identitaires destructrices.
Dans un livre paru récemment, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, spécialistes chevronnés en sciences sociales, critiquent le principe des études raciales. L’ouvrage s’est attiré les foudres de jeunes universitaires et a fait l’objet d’une large couverture médiatique. Pour M. Noiriel, la race est devenue un « bulldozer qui écrase les autres sujets. » Noiriel ajoute que l’étude de ce sujet à l’université en France est contestable car la race n’est pas officiellement reconnue par les institutions et n’est qu’une « donnée subjective » — argument courant parmi ceux dont la mémoire avariée ou la conscience corrompue permet d’enfouir le passé. Quand on est victime du racisme, de la xénophobie, de la misogynie, c’est subjectif, c’est intime.
Alors qu’on assiste au déclin progressif de l’influence américaine dans de nombreux coins du monde, la virulence du débat autour d’une poignée de disciplines universitaires enseignées sur les campus américains peut surprendre. D’une certaine manière, c’est un combat par procuration autour de questions qui sont parmi les plus brûlantes au sein de la société française, celles notamment de l’identité nationale et du partage du pouvoir.
Si cette bataille qui reflète les guerres culturelles américaines (celles-ci menées contre l’essor fulgurant du fascisme aux États-Unis) s’est réveillée dans les universités françaises, elle prend désormais de l’ampleur dans les médias. Les hommes politiques s’y engagent de façon croissante, d’autant plus que l’année écoulée a été mouvementée, marquée par une série d’événements qui ont remis en cause les principes de la société française.
Certains y voient un écho des politiques identitaires et des théories des sciences sociales américaines. Des parlementaires de centre-droite ont appelé à l’ouverture d’une enquête sur les « excès idéologiques » dans les universités et ciblé sur Twitter des universitaires « coupables. » M. Macron — qui manifestait jusque-là peu d’intérêt pour ces questions mais courtise la droite à l’approche des élections de l’année prochaine — est intervenu en juin dernier, reprochant aux universités d’encourager « l’ethnicisation de la question sociale » qui reviendrait à « casser la République en deux. »
Pour d’autres, s’en prendre à ce qu’ils perçoivent comme l’influence américaine a révélé encore autre chose, à savoir que la France serait incapable de se confronter à un monde en mutation, surtout dans un contexte où la mauvaise gestion par le gouvernement de la pandémie de coronavirus vient renforcer un sentiment de déclin inéluctable de ce qui fut autrefois une grande puissance.
Mais nombre des principaux penseurs à l’origine des théories de la race, du post-colonialisme et de la théorie queer, loin d’être des Américains, venaient de la France — ainsi que du reste de l’Europe, d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Inde. Il se trouve que les campus qui sont les plus cosmopolites et les plus mondialisés à ce stade de l’histoire sont les campus américains.
La France a longtemps revendiqué une identité nationale fondée sur une culture commune, des droits fondamentaux et des valeurs essentielles — Liberté, Égalité, Fraternité — rejetant les principes de diversité et de multiculturalisme. Les Français considèrent souvent les États-Unis comme une société fracturée en guerre contre elle-même. Elle l’est. Mais la blâmer pour les doléances légitimes d’une France en guerre avec elle-même c’est chercher midi à quatorze heures.
L’État français ne recueille pas de statistiques raciales, illégales, dans le cadre de son engagement affiché en faveur de l’universalisme et du traitement égal de tous les citoyens au regard de la loi. Mais pour nombre de spécialistes de la question raciale, cette réticence s’inscrit dans une longue histoire de négation du racisme enraciné et flagrant en France, du passé colonial, et de la traite négrière du pays.
S’agit-il, d’après François Cusset, expert de la civilisation américaine à l’université de Paris Nanterre, « des symptômes d’une petite république effrayée, déclinante, provincialisée, mais qui par le passé et encore aujourd’hui a cru à sa mission universelle et qui donc cherche les coupables de sa déchéance » ?
Né à Paris, W. E. Gutman est un journaliste et écrivain franco-américain. Il vit en Floride.
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