Je vieillis. Bien sûr, me direz-vous, tel notre lot à tous. Tempus fugit et nous de même. Je vous l'accorde. Mais c'est un fait inéluctable, je vieillis. Je le sais, je le sens. Certes, quelques signes extérieurs, telles cette légion étrangère de cheveux blancs qui partent conquérir l'empire de mon crâne me le rappellent, mais le véritable changement est ailleurs.
Je vieillis car mon rapport au temps n'est plus le même. Je me souviens de mon enfance plaisantine, tout d'abord à l'école Olleris puis au collège Pasteur. À cette époque, enfant dont le passé était réduit à sa portion congrue, éternel insatisfait du présent, je me jetais à corps perdu dans l'avenir. Oh, il ne s'agissait là que d'aventure de proximité: à l’école il me tardait d'être à la maison en vacances; en vacances à la maison j'attendais avec impatience de retrouver les bancs de l'école. Emportée par le temps, l'enfance défile.
Vint la fulgurance du lycée. Le présent s'enrichit pour celui qui, désormais, possède un passé. Rimbaud nous souffle qu' « on n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». À ce moment, le présent a un goût d'éternité et tel le poète de Charleville, l'esprit butine, « le cœur fou robinsonne », dans des « parfums de vigne et des parfums de bière ». Les temps à venir se dressent par-devant et d’un regard immortel, la jeunesse les défie. Tel Le voyageur contemplant une mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich, je me trouvais alors en terre nogarolienne, dans un lieu chéri, embrassant du regard un océan de possibles. Par la suite, cet océan de possibles prit la forme de la Ville Rose. Je vous l'ai dit, l'aventure oui, mais de proximité.
Je vieillis car je me sais mortel. Un passé déjà riche, un présent délicieux, un avenir polymorphe mais j'ai appris que les sommets de l'Olympe, le nectar et l'ambroisie n'étaient réservés qu'aux dieux. Qu'importent ces mets divins me direz-vous, fiers Gascons que nous sommes, armagnacs et canards sont nos promesses d'immortalité! Vous avez raison, la Compagnie des Mousquetaires de d'Artagnan et celle des Cadets de Gascogne de Carbon de Castel-Jaloux , ripailleurs, bretteurs et festoyeurs sans vergogne plaident dans votre sens.
Mais les nuits succèdent aux jours. Et les jours chassent les nuits. L'âge avançant, le temps s'apparente à une multitude de grains de sable disposés au creux de nos mains et qui s'échappent, irrémédiablement. L'amoureux sait que les jours près de l'être aimé sont comptés. A mi-chemin entre le néant et l'infini, il se lamente sur la splendeur du passé révolu et désire enfermer le présent dans un impossible présent d'éternité, présent rétif à toute discipline en dépit de ses prières.
Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Avec Lamartine, la chaîne continue des poètes et des penseurs, de Horace à Ronsard, nous glisse, sages ancêtres, un conseil de vie: « Carpe Diem ».
Dès lors, ne pas profiter de ce temps présent, c'est perdre son temps. Et ça, l’époque contemporaine ne l'apprécie pas. Mais alors, pas du tout. Nos emplois du temps sont là pour éviter qu’un seul grain de sable soit mal employé. Il nous faut alors optimiser notre temps. Optimiser le temps, c'est jouir en goinfre des choses de la vie et accumuler des richesses pour en jouir ensuite. Nous matérialisons notre profit du temps et comme la majorité d'entre nous préfère le vin d'ici à l'au-delà, il s'agit de ne pas se rater.
Et pourtant, je vous assure que la véritable richesse réside dans le temps perdu. Si vous ne me croyez pas, lisez Marcel Proust: sa Recherche du temps perdu, temps vécu particulièrement riche est une correspondance bienheureuse du passé au présent et il ne faut pas être devin pour lui prédire encore un bel avenir.
D'ailleurs, disciples d'Anaxagore et de Lavoisier pour qui rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, ne pensez plus perdre du temps en perdant du temps car le temps n'est pas linéaire. Selon moi, le temps est rond. Non qu'il ait trop bu mais j'ai décidé qu'à notre échelle humaine, le temps, comme le rythme des saisons, comme la course des astres dans le ciel, mon temps est rond. Je vous assure que le temps rond est une invitation à voir la vie autrement. Cueillir les roses de la vie n'est plus une action consumériste et boulimique. Le temps rond, le cycle, apporte une touche savoureuse et galbée. La vie n'est plus une course mais une danse.
Entre deux pas ou entrechats, au beau milieu de cette danse, quelques lecteurs assidus poursuivent la lecture de cette chronique. Succession de mots, vagues idées, florilège d'auteur...nul doute que dans notre monde contemporain, les précieuses minutes que vous venez de dilapider à lire ces lignes sont des minutes de perdues. Alors, buvons le vin jusqu'à la lie et plongeons nos pas dans ceux du Cyrano de Rostand. Loin du pseudo-idéal de notre société de consumation, je vous souhaite de :
Chanter, rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !