Samedi 19 février 2022 à 21 heures, l'Académie médiévale et populaire de la Tour de termes-d'Armagnac joue une pièce qui devrait avoir beaucoup de succès : la Savetière prodigieuse de Federico Garcia Lorca, grand poète, compositeur et dramaturge espagnol assassiné en 1936 par une milice franquiste.
Au premier abord, c'est une farce qui représente un couple mal assorti : une jeune femme et un vieux savetier. Pour la spécialiste citée ci-dessous, il s'agit de l'affrontement de la fantaisie et de la réalité, qui existent en chaque être humain.
L'Académie présente ainsi le spectacle : « La savetière fait vivre à son mari une existence infernale. Tout le village, composé de commères et de séducteurs, commente cette situation tentant d'en tirer profit. Fatigué des caprices et des impétuosités de sa femme, le savetier s'enfuit... Le caractère vif et droit de la jolie héroïne et ses illusions candides résisteront-ils à l'épreuve de cette absence ? Au travers de l’intrigue, c’est toute l’hispanité du drame qui se révèle dans son intensité théâtrale et ses versants musicaux et scénographiques. » La photo du haut de page montre une répétition du spectacle par la troupe de l'Académie.
Par ailleurs, pour le plaisir des lecteurs qui veulent aller plus loin, nous reproduisons ci-dessous un texte sur cette pièce, écrit par une spécialiste de Federico Garcia Lorca (site http://musimem.com/) :
« Le 2 décembre 1933, un entretien de l’auteur relaté dans le journal « La Nación » paraissait proposer au lecteur argentin, comme d’autres commentaires qui précèdent, le recours facile au traitement artistique d’une histoire gaie, sans prétention ; en fait, il n’en est rien. D’entrée de jeu, l'acteur García Lorca chargé de lire son « Prologue » sur l’avant-scène avait annoncé clairement ses intentions artistiques : « L'auteur a choisi de donner à son thème dramatique le rythme vif d’une petite savetière du peuple. Elle respire et palpite en tous lieux, cette créature poétique que l’auteur a ici habillée en savetière, avec son allure de proverbe ou de chanson des rues, et le public ne devra pas s’étonner de sa véhémence ni de sa brusquerie, car elle se débat sans cesse : elle se débat contre la réalité qui l’environne et elle se débat contre la fantaisie, quand celle-ci se transforme en réalité visible » [La Savetière prodigieusee, « Prologue », Pléiade II, p. 259]. Incarnation vitale et rythmique de son propos artistique, son personnage féminin.
Federico Garcia Lorca (photo musimem.com)
Et quand dans la même interview, García Lorca poursuit : «J’ai voulu y exprimer, dans les limites de la farce traditionnelle, et sans avoir recours aux éléments poétiques qui étaient à ma portée, la lutte entre la réalité et la fantaisie (si l’on entend par fantaisie tout ce qui est irréalisable) qui se livre au fond de toute créature », l’auditeur est en droit d’envisager que le combat dont il est alors question fait vraisemblablement appel à une démarche dramatique complexe, nécessitant l’usage de procédés d’autant plus subtils que la modestie de l’aveu cherche à en gommer l’originalité, dans le domaine des sources utilisées. Surtout, lorsqu’il ajoute dans un entretien du 1er décembre de la même année, parlant du public : « J’espère que ce qu’il y a de nouveau dans le rythme imprimé à La Savetière Prodigieuse ne le surprendra pas, je veux dire ne le désorientera pas. C’est que ma pièce est musicale…La musique est dans le rythme des mouvements du dialogue qui parfois s’achève en chant », il y a là certainement une vraie piste à suivre en direction d’une mélodie particulière à mettre en relation avec celle de la psyché du personnage ; car c’est bien elle qui se trouve au cœur du conflit en cause, de phrase en phrase : « Cette farce frivole et un peu folle renferme un contenu profondément dramatique. La petite savetière incarne d’une manière simple et accessible à tous ce grand désaccord de l’âme avec ce qui l’environne ». La musique prend donc ici comme moule mélodique le rythme de la psyché.
Un peu plus d’un an plus tard, le poète dramaturge de Grenade était de retour à Buenos Aires, où il ferait successivement les déclarations citées, relatives à « La vie de García Lorca poète » (le 10 mars 1934), suivies d’un hommage à Lola Membrivés, son actrice fétiche en Argentine (le 16 du même mois). A cette occasion, l’auteur expliquera les transformations voulues et les ajouts faits dans le but de parvenir à ce qu’il souhaitait exactement réaliser : « Cette version que Lola Membrivés donne de ma farce est la parfaite, celle que je veux. Il y a là de la musique et des danses qu’il ne m’a pas été possible de d’y mettre lors de sa création en Espagne » (28 nov. 33). Il y ajoute en effet, à ce stade, divers intermèdes chantés et dansés au fil des scènes, ainsi que plusieurs airs populaires traditionnels qu’il met en scène. « …Les chants, vous ne les trouverez dans aucun recueil. Ce sont des chansons espagnoles des XVIIIè et XIXè siècles, recueillies et harmonisées par moi. Grâce à elles, je pourrai présenter La Savetière Prodigieuse d’une façon complète. Trois fois j’ai monté la pièce et différemment. Jamais avec autant de satisfaction, ni de plaisir que maintenant » (28 nov. 33). Cette « fin de fête » très allègre provoque aussitôt l’enthousiasme des spectateurs argentins. En mars 1935, le même spectacle avec sa même interprète remportera un nouveau triomphe au « Coliseum » de Madrid. Partout, le passage de la tempétueuse héroïne de cette « farce lyrique » suscite un accueil des plus favorables de part de la critique.
Or, celui qui en décembre 1933 avait minutieusement préparé le clou de son dernier spectacle de la Zapatera prodigiosa et reçu préalablement les journalistes, lors de ses ultimes préparatifs scéniques, avait cette après-midi là été pris en flagrant délit d’animation rythmique unique en son genre, selon le témoignage conservé : « Nous pénétrons dans la salle de l’Avenida, au moment où s’achève la répétition d’une « fin de fête » que García Lorca, avec le concours de l’excellente troupe de Lola Membrivés, donnera ce soir à ceux qui iront voir la merveille de grâce qu’est La Savetière prodigieuse…[…] García Lorca se promène dans le parterre désert, s’assoit dans un fauteuil, et soudain bondit : « Ne perdez pas le rythme! ». Et il marque en chantant et en agitant les bras la cadence. « Un instant, je vous donne la mesure. » Et, pour qu’il n’y ait pas d’hésitation, il se met au piano et la répétition se poursuit avec lui, devenu maître de musique et de ballet. « Très bien, les filles ça va comme ça ». García Lorca nous aperçoit tout à coup, s’approche de nous et nous dit en nous serrant la main guise de salut avec l’éclat de la création dans le regard : […] « Vous venez de me voir en train de surveiller le rythme ainsi que les moindres détails, et en vérité il n’y a pas moyen de procéder autrement : les chansons sont des créatures, de délicates créatures qu’il faut soigner pour que leur rythme ne s’altère pas, en rien. […] Les chansons sont comme des personnes. Elles vivent, se perfectionnent, et quelques-unes unes dégénèrent… Je présente dans cette première ‘fin de fête’ trois chansons qui sont à leur point de perfection. […] Vous verrez tout le spectacle. Il met en valeur le corps humain, si oublié au théâtre. Il faut présenter la fête du corps, de la pointe des pieds dans la danse jusqu’à la pointe des cheveux, le tout dominé par le regard, interprète de ce qui se passe à l’intérieur. Le corps, son harmonie, son rythme ont été oubliés… il faut remettre en valeur le corps dans le spectacle. C’est à quoi je tends. » ["García Lorca présente aujourd’hui trois chansons populaires mises en scène, 15 décembre 1933", in La Pléiade II, pp. 830-833] ».
Jocelyne Aubé-Bourligueux
Agrégée d'espagnol, professeur de Littérature hispanique
à l'université de Nantes