Nous poursuivons l’exposé du destin de certains de ces Juifs d’Europe centrale, qui, avant la 2e Guerre mondiale, s’instruisaient dans l’agriculture, en France, de 1936 à 1938, dans des kibboutz comme celui du lieu-dit l’Artigole (actuel chai du Château Saint-Gô) à Bouzon-Gellenave. Ils préparaient leur départ pour Israël, alors sous mandat britannique de la SDN (Société des nations, première ébauche de l’ONU) dans cette ferme d’instruction qu’ils appelaient « Hassela ».
Dans un premier article (1), Joël Guyonneau a dressé le décor. À présent, il raconte l’histoire émouvante – telle qu’il a pu la reconstituer - d’une famille juive, les Okuniewski, dont l’un des membres, Isi, a séjourné dans ledit kibboutz de l’Artigole.
« Va d'abord mon enfant ! » (Go first my child – 1969)
Ce conseil pressant donné par bien des parents juifs à leur enfant après l'arrivée au pouvoir des nazis, est aussi le titre d'un livre introuvable aujourd'hui. L'auteure, Fanni ou Stephanny Torrance née Okuniewski, était la sœur de Isi, étudiant agricole présent à Bouzon-Gellenave.
Par chance, la ville de Karlsruhe (Allemagne) a élaboré un mémorial des victimes du nazisme, les pages consacrées à la famille Okuniewski reprennent l'essentiel de cet ouvrage.
De plus, en Allemagne, les enseignants, avec leurs élèves et les autorités locales, ont accompli un vaste travail de mémoire : apposition de Stolpersteine (pierres sur lesquelles on trébuche), devant la dernière adresse connue des fugitifs.
Selon le bulletin No 47 de l’organisation Hehalouts (les Pionniers), daté du 23 juin 1936, le premier des 15 compagnons du kibboutz Hassela retenus pour le départ en Palestine se nomme Isi Okuniewski.
Né en 1915 à Karlsruhe, il entra en 1929 comme apprenti-décorateur dans un magasin où il donna toute satisfaction et y fut titularisé en 1932. « Non-aryen », il perdit cet emploi en 1933.
En 1934, grâce à l'organisation Hehalouts, il reçut certainement une affectation individuelle dans une ferme frontalière avant de rejoindre le kibboutz Hassela dans le Gers, en 1935. Il fit son Alijah (Ascension vers Eretz Israel) au cours du second semestre 1936 et se fixa au kibboutz Naan près de Rechovot jusqu'en 1941.
Retour sur le parcours d'Isi Okuniewski et le destin de sa famille
En 1941, Isi s'engagea dans l'armée de la Palestine sous mandat britannique et épousa Rivka. Une fille, Yocheved, est née de cette union. Après 1948, il entra dans l'armée israëlienne et travailla ensuite dans une banque. La famille vécut à Bet Yam et fut proche de Amos Ben Gourion, fils du premier ministre. Isi est décédé en 1998.
Sa sœur Fanni, née en 1919, fréquenta une école de commerce de Karlsruhe mais, « non-aryenne », dut la quitter rapidement. Elle travailla alors quelque temps dans un petit commerce.
Elle réussit cependant à partir en Grande-Bretagne en août 1939, où elle retrouva une communauté d'exilés originaires de Karlsruhe.
Mariée en 1940, elle eut un fils, Michel, en 1941, mais son mari tomba au front la même année. Elle fit la connaissance en 1943 d'un soldat américain, William Torrance, qu'elle suivit au États-Unis et dont elle eut trois autres enfants. Devenue Stephanny Torrance, elle décède en 1988.
Les parents de Isi et Fanni....
Les parents d'Isi et Fanni, fuyant l'insécurité [les pogroms NDLR], étaient arrivés avec leurs parents à Karlsruhe au début des années 1900 :
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Fishel Okuniewski, né le 7 novembre 1892 en Russie Blanche [actuelle Biela Rus],
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Anna Borkowski, née le 5 septembre 1886 en Pologne.
Fishel exerça plusieurs emplois dans le commerce. À partir de 1933, les conditions de vie se détériorèrent... En 1938 après la « Nuit de Cristal »(2), Fishel fut déporté un mois à Dachau. Libéré certainement après s'être engagé à quitter l'Allemagne, il entreprit des démarches pour obtenir un visa mais il était déjà trop tard.
À partir du 22 octobre 1940, le gauleiter Bürckel fit déporter à Gurs (près d'Oloron-Sainte-Marie) plusieurs milliers de Juifs du pays de Bade, de la Sarre et du Palatinat.
Dernière lettre connue de Fishel à son fils Isi:
« à Mr. Isi Okuniewski, Kibbutz Naan, P.O.B. 51, Rehovot, Palestine.
Camp de Gurs, 25. Juli 1941
Cher fils !
J'ai reçu aujourd'hui ta carte du 26 janvier et ta lettre du 20 février 1941 et je suis heureux d'avoir ce signe de vie. La santé de ta mère n'est pas au mieux et je suis faible. Nous n'avons aucun subside depuis 7 mois et je te demande de t'efforcer de nous faire parvenir de l'aide. Nous n'avons plus aucune nouvelle de ta sœur, elle n'est plus à son ancienne adresse et nous ne savons pas où elle réside maintenant. Oncle Samuel est interné déjà depuis 22 mois, Tante Berta est à Paris et je reçois son courrier. Porte-toi bien et fais ton possible pour nous.
Bons baisers de tes parents.
Fischel Okuniewski, Camp de Gurs B.P., Ilot E, Baraque 1023 »
Les parents d’Isi et Fanni sont déportés à Auschwitz
Fishel et Anna Okuniewski furent transférés à Rivesaltes, puis à Drancy en 1942. Du 14 au 16 août 1942, ils furent conduits à Auschwitz-Birkenau dans un train pour bétail et probablement gazés dès leur arrivée.
Berta, la mère de Fishel, âgée de presque 80 ans, fut internée dans un foyer juif à Munich, puis déportée le 4 juin 1942, à Theresienstadt [aujourd’hui Terezin] en Bohême-Moravie où elle décéda par manque de soins, le 24 juin 1942.
La citadelle de Theresienstadt fut utilisée par les nazis comme « ghetto pour vieux ». Suite à l'intervention des autorités danoises en 1943, une visite de ce camp par un délégué du CICR (Comité international de la Croix-Rouge) fut organisée le 23 juin 1944. Une sordide mise en scène, précédée par l'évacuation d'une partie des déportés vers Auschwitz, un peu de peinture sur les murs, des commerces factices, des terrains de sport, des réfectoires et la représentation d'un opéra etc., suffirent à mystifier le délégué.
Les pionniers des kibboutz français n'ont pas tous choisi de partir en Palestine avant 1939. Un prochain article sera consacré à plusieurs parcours très différents dans la Résistance.
Quelques éléments sur le Kibbouts Naan
Ce qui suit est extrait d’une brochure éditée en 1944 pour le 13e anniversaire du kibboutz de Naan.
Dans la tradition juive, le 13e anniversaire, la Bar-Mitzvah, constitue le passage à la majorité. Le style littéraire de cette brochure en langue française conservé à la Maison des Combattants du Ghetto rappelle celui de Jehuda Veksler (Le Journal du Gers – 28/10/2019).
« À Naan près de Rechovot, loin de toute ligne de communication, au milieu d'un paysage ingrat, on découvre un tas de baraques et des tentes égayées par des planches de fleurs et des pépinières. Ici, se dresse une perceuse hydraulique non loin d'un grand bâtiment allongé aux murs bruts et recouvert de tôles. Ce lieu est toujours animé.
Les pionniers viennent de tous horizons mais le contingent allemand est le plus important, surtout ceux passés par la formation agricole en France, en Suisse ou en Hollande....
Bétail : 20 vaches laitières, 1500 volailles, 150 ruches qu'il faut déplacer à certaines périodes de l'année à cause du manque de fleurs.
Cultures : carottes, tomates, grapefruits, orangers et citronniers.
Matériel : 2 tracteurs
Traction animale : 2 chevaux et des ânes.
La nuit, la communauté est dispersée dans la salle à manger, la bibliothèque, le cercle hébraïque et la salle de musique.
Ici, on ne ne peut compter que sur soi-même, il faut construire son logement et produire sa nourriture. Surtout il faut amalgamer les cultures diverses et recréer une nation avec sa langue et ses traditions. Progressivement, avec l'arrivée de nouveaux compagnons et les naissances, se constitue un tissu social conforme à toute société humaine.
Entre temps, la guerre éclata, le cri de notre peuple traqué vint jusqu'à nous, des larmes furent versées pour nos pères et nos frères. Beaucoup d'entre nous se rassemblèrent et partirent s'engager pour combattre notre ennemi.
(1) Voir l’article (https://lejournaldugers.fr/article/38399-avant-la-guerre-un-kibboutz-a-bouzon-gellenave). (2) Pogrom organisé dans toute l’Allemagne sur l’ordre d’Hitler, avec bris de vitres (d’où le cristal).