« C’est un vieil homme dont je lave le corps chaque matin. Une chambre sans caractère, le silence, une île. J’ignore s’il parle ma langue, monsieur Yu est né en Chine. Il me sourit bien de temps en temps et semble comprendre mes ordres simples. Sa femme se tient en retrait un instant, nous discutons un peu avant qu’elle ne nous laisse seuls. Malgré son grand âge, monsieur Yu a le corps d’un jeune homme, sa peau ne se craquelle ni ne flétrit à nul endroit et la chair tendue a l’apparence de n’avoir pas vécu. Mais l’illusion s’arrête là, car monsieur Yu est las d’avoir déjà trop éprouvé. Las sont ses reins, las aussi sont ses poumons. Ces jours derniers, sa respiration est devenue courte. Le vieil homme a les yeux fermés tandis que je passe un gant d’eau chaude sur son visage. Peut-être pourrais-je lui poser des questions, mais je n’en fais rien. Depuis des mois déjà. J’ai parfois la sensation que nous partageons ce silence, comme si nous l’avions choisi sans le dire, mais je sais que là n’est pas la vérité. La vérité est que monsieur Yu a choisi ce silence, je ne fais qu’obéir aux circonstances. Mes mains parcourent son corps tandis que mon esprit vagabonde. Le torse mince, une fistule frémissante au bras gauche, une jambe amputée au genou que j’ai vu pas à pas se recroqueviller, comme on ronge un ongle à la pulpe. Je connais tous ses gestes, chaque recoin de peau, tressaillement de muscles, pointillisme méthodique d’une toilette quotidienne réalisée au lit. Je convoque au long du corps l’existence de monsieur Yu, tel le paysage du volcan e primant par l’érosion les soubresauts de la terre, les années, les semaines déroulées. Je songe au long voyage, les mois dans la moiteur du bateau, l’océan Indien de part en part. Je pense à l’enfant assis sur le pont, un trait sur une carte maritime entre Canton et cette île, années 1930, bout du monde. J’ai la sensation que ma photographie prend naissance dans cette chambre sans caractère, dans ce silence. Une manière de conte, de ces histoires racontées aux enfants, la mémoire des hommes, l’eau qui ruisselle de la montagne. Je crois que monsieur Yu va bientôt mourir. Mes filles crapahutent vaillamment dans les ravines, nous suons à grosses gouttes. Nous nous enfonçons dans l’île, et le corps de monsieur Yu est immobile. Le vent se lève à l’horizon, la tempête nous arrive du large. »
Julien Coquentin, extrait de Tropiques
Jours et horaires d’ouverture
Du 19 septembre au 30 octobre 2021.
Dans le cloître de la collégiale de La Romieu.
Du lundi au samedi de 10h à 18h et le dimanche de 14h à 18h.
Tarif plein 6 euros.
L’exposition Tropiques était initialement présentée en deux volets (à Lectoure et La Romieu) du 10 juillet au 19 septembre 2021 dans le cadre de L’été photographique 2021.
Partenaires
L’exposition proposée dans le cloître de la collégiale de La Romieu est produite en partenariat avec la commune de La Romieu et avec le soutien du laboratoire Photon Toulouse qui réalise l’ensemble des tirages des deux expositions de Julien Coquentin.
Julien Coquentin, extrait de Tropiques